Classification des liquides épaissis pour la prise en charge de la dysphagie
La dysphagie, un trouble de la déglutition (c’est-à-dire une difficulté à avaler), peut avoir des conséquences néfastes sur l'état nutritionnel d'un patient, ainsi que sur sa qualité de vie. L’épaississement des liquides est une pratique courante dans le cadre de la prise en charge de la dysphagie. Les liquides épaissis s’écoulent moins rapidement, ce qui permet à la personne dysphagique de mieux les contrôler pendant la déglutition. Il est important de pouvoir mesurer et classifier la consistance1 des liquides de façon valide et fiable, puisqu’un liquide trop ou pas assez épaissi peut engendrer des effets délétères.
Par Marie-Hélène Raymond, Professeure titulaire
au Département de
psychologie
de l’Université
de Sherbrooke |
Une diversité de systèmes de mesure et de classification de la consistance des liquides existe à travers le monde, et il n’y a pas de consensus à ce sujet. Depuis plusieurs années au Québec, le consistomètre Bostwick, un appareil provenant de l’industrie alimentaire, est largement utilisé dans les établissements de santé pour mesurer et classifier les liquides épaissis. En 2015, une nouvelle initiative internationale a été lancée : l’International Dysphagia Diet Standardisation Initiative (IDDSI). Ce système de classification mesure la consistance des liquides au moyen d’un test d’écoulement vertical dans une seringue. L’IDDSI suscite de plus en plus d’intérêt parmi les membres de différents groupes professionnels, et il est en voie d’implantation dans plusieurs pays à travers le monde et ailleurs au Canada. L’éventualité de son introduction au Québec ne fait toutefois pas l’unanimité. La coexistence de l'IDDSI et du système de classification utilisant le consistomètre Bostwick semble être une source de confusion sur le plan organisationnel et soulève des inquiétudes pour la sécurité des usagers.
Dans la visée d’assurer l’excellence des pratiques et l’utilisation efficiente des ressources, le MSSS a confié à l'INESSS le mandat d’apprécier la valeur des deux systèmes de classification des liquides épaissis, soit l’IDDSI et celle utilisant le consistomètre Bostwick actuellement en usage au Québec, en termes d’efficacité clinique, d’innocuité et d’organisation des soins et services, à partir des informations disponibles dans la littérature scientifique.
Méthodologie
L’INESSS a réalisé une revue de la littérature
scientifique en vue de recenser les informations
disponibles permettant d’apprécier la valeur de
l’IDDSI et du consistomètre Bostwick pour mesurer
et classifier les liquides épaissis utilisés auprès
des personnes dysphagiques. Les bases de données
MEDLINE, Embase, EBM Reviews et CINAHL ont été
consultées pour la période de 2010 à septembre
2021.
En s’appuyant sur le Cadre d’appréciation de la valeur des interventions en santé et en services sociaux [INES SS, 2021], les cinq dimensions suivantes ont été considérées :
Clinique (efficacité, innocuité, qualités métrologiques, applications cliniques), organisationnelle (faisabilité, implantation), populationnelle (accessibilité), économique (coûts) et socioculturelle (acceptabilité, aspect culturel).
1 La consistance est un terme général pour décrire le degré de fluidité d’un liquide. Selon diverses définitions, la consistance peut faire notamment référence aux caractéristiques générales du liquide, aux perceptions qu’on a d’un liquide au toucher ou en bouche, ou à la résistance à l’écoulement des liquides due à la force gravitationnelle. Il n’existe pas de mesure unique de la consistance des liquides [Hadde et Chen, 2021], ni de consensus sur les propriétés physiques des liquides qui ont la plus grande signification clinique pour la prise en charge de la dysphagie [Barbon et Steele, 2018].
Résultats
Trente-quatre articles scientifiques ont été retenus : 27 portent sur l’IDDSI, 5 abordent les deux systèmes de classification et 2 s’intéressent au consistomètre Bostwick. Les faits saillants des résultats sont rapportés ci-dessous.
Points communs aux deux systèmes de classification
- Les données sur les impacts cliniques et sur le rapport coût-bénéfice sont pratiquement inexistantes.
- Bien qu’on observe une bonne corrélation entre les mesures obtenues à l’aide de l’IDDSI et celles résultant de la classification utilisant le consistomètre Bostwick, la correspondance n’est pas exacte. Ces mesures ne sont donc pas interchangeables et aucune conversion n’est possible de l’une à l’autre.
- Les deux systèmes présentent une excellente fidélité intrajuge, c’est-à-dire une bonne stabilité des résultats obtenus par le même évaluateur à partir du même échantillon.
- Les deux outils de mesure sont simples et rapides à utiliser par les intervenants.
- Leur correspondance avec les libellés des préparations pré-épaissies et les épaississants commerciaux est limitée. Toutefois, les produits commerciaux utilisés dans les études recensées n’adoptaient pas formellement l’une ou l’autre de ces classifications.
- Quoi qu’il en soit, comme la consistance des liquides épaissis peut varier en fonction de nombreux facteurs qui sont indépendants de la volonté des fabricants (p. ex. : température, temps d’épaississement, fraîcheur du produit), il semble peu probable qu’un produit commercial corresponde exactement à une nomenclature standardisée en toute circonstance.
Synthèse des forces et limites de l’IDDSI
- Sur le plan de la validité de contenu (c’est-à-dire la capacité à refléter adéquatement le construit à mesurer), l’IDDSI est issu d’un processus d’élaboration bien documenté.
- Une dizaine d’études rapportent globalement une bonne validité de construit de l’IDDSI, c’est-à-dire que les mesures obtenues avec cet outil sont généralement conformes aux résultats attendus en théorie. Par exemple, des relations sont observées entre les résultats obtenus avec l’IDDSI et d’autres mesures de consistance des liquides.
- La fidélité interjuges, c’est-à-dire la stabilité des résultats obtenus par deux évaluateurs différents, est élevée selon deux études. Cependant, il est important d’utiliser un type de seringue spécifique pour éviter les erreurs de mesure.
- Le test de la seringue de l’IDDSI discrimine mieux les liquides peu épais que le consistomètre Bostwick. Cela peut être vu comme une force puisqu’il semble y avoir un avantage clinique à pouvoir différencier les liquides peu épais plutôt que les liquides très épais. Enfin, comme l’IDDSI discrimine moins bien les liquides très épais, le test de la fourchette ou de la cuillère inclinée de l’IDDSI est alors davantage indiqué.
- L’IDDSI peut classifier tous les liquides épaissis puisque l’échelle de mesure est continue, ne présentant aucun interstice entre les niveaux. En contrepartie, un doute peut s’immiscer lorsque les mesures se situent aux points de transition entre les niveaux.
- Des applications cliniques possibles de l’IDDSI dans le cadre de la prise en charge de la dysphagie sont documentées. Par exemple, des recettes standardisées ont été élaborées à partir de l’IDDSI en vue d’améliorer les liquides épaissis utilisés pour l’évaluation et l’intervention en dysphagie. Par ailleurs, un outil d’évaluation du degré de dysphagie, le IDDSI Functional Dysphagia Scale, est en cour de validation.
- De nombreux outils gratuits sont disponibles sur le site Web de l’IDDSI pour en favoriser l’utilisation et l’implantation.
- Le coût du matériel utilisé pour l’IDDSI (seringue, cuillère, fourchette) est minime.
- La grande accessibilité du test permet de le réaliser à l’endroit où les aliments sont servis (p. ex. : dans chaque unité de soins), pour vérifier si la consistance a évolué depuis l’épaississement du liquide.
- L’IDDSI pourrait même être accessible aux usagers et à leurs proches, étant donné son faible coût et sa simplicité d’utilisation. Cela leur permettrait, en principe, d’adapter leurs propres recettes et d’en évaluer eux-mêmes la conformité aux recommandations reçues des professionnels. Cette utilisation à domicile n’a toutefois pas été étudiée dans les articles répertoriés.
Synthèse des forces et limites de la
classification utilisant le consistomètre
Bostwick actuellement en usage au Québec
- En ce qui concerne la validité de contenu, le consistomètre Bostwick est un instrument reconnu pour mesurer la consistance des aliments et des liquides dans l’industrie alimentaire. Les fondements théoriques et le processus ayant mené à son utilisation pour les personnes dysphagiques ne sont toutefois pas bien documentés dans la littérature scientifique portant sur la dysphagie.
- La validité de construit de ce système de classification mériterait d’être étudiée davantage, puisque les mesures obtenues avec cet outil ne concordent que partiellement avec les résultats attendus en théorie et que les études sur le sujet sont peu nombreuses.
- La fidélité interjuges n’est pas connue.
- Le consistomètre Bostwick discrimine peu les liquides légèrement épaissis, mais distingue mieux les liquides très épais que l’IDDSI. Il semble y avoir un avantage clinique à pouvoir discriminer les liquides peu épaissis plutôt que les liquides très épaissis.
- Les plages de consistance utilisées au Québec ne permettent pas de classifier tous les liquides, puisqu’il y a de larges interstices entre elles, soit pouding (3 à 5 cm), miel (7 à 9 cm) et nectar (13 à 15 cm). Cela peut être considéré comme un avantage, si l’objectif est de préparer des recettes avec une consistance très précise, mais peut engendrer une incertitude dans l’utilisation de plusieurs produits.
- Quelques formations sont disponibles sur cette classification, mais elles sont accessibles à un nombre restreint de professionnels.
- Cette classification est déjà en usage au Québec depuis plusieurs années.
- Compte tenu de son coût approchant les 1 000 $, le consistomètre Bostwick est peu accessible aux usagers et à leurs proches à domicile.
Conclusion
Cette revue de la littérature scientifique a permis de recenser les informations disponibles au sujet de deux classifications des liquides épaissis utilisées pour la prise en charge de la dysphagie : l’IDDSI et la classification utilisant le consistomètre Bostwick actuellement en usage au Québec. Les données recensées sur l’IDDSI semblent lui conférer certains avantages, notamment sur le plan de la validité, de l’arrimage avec les standards internationaux et la recherche en dysphagie, de l’accessibilité du matériel et des outils de formation, ainsi que de la possibilité d’être utilisé à l’endroit où les aliments sont servis, incluant à domicile par les usagers. Néanmoins, les deux méthodes sont encore empiriques et aucune ne se démarque en matière de démonstration de bénéfices cliniques. Il faut aussi considérer qu’un changement de système de classification pourrait avoir des implications organisationnelles dont on ne connaît pas l’ampleur.
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Pour consulter l’article complet
Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS). Classification des liquides épaissis pour la prise en charge de la dysphagie. État des connaissances rédigé par Marie-Hélène Raymond. Québec, Qc : INESSS ; 2022. 72 p.
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Dysphagie : de la détection rapide à l’alimentation sécuritaire
Détecter la dysphagie par la reconnaissance rapide de ses manifestations cliniques parfois subtiles et permettre de prévenir les conséquences qui y sont associées. Au dépistage doit s'ajouter l'évaluation, certains tests complètent l'examen clinique.
Objectifs spécifiques :
- Distinguer les structures reliées à la déglutition
- Distinguer les causes de la dysphagie
- Dépister les personnes à risque
- Prévoir les conséquences de la dysphagie sur la personne
- Reconnaître les signes et symptômes de la dysphagie
- Appliquer les traitements pour soulager la dysphagie
- Intervenir lors de problématiques particulières
- Reconnaître certains aspects éthiques